Le bien des générations futures est une question récurrente dans les débats intellectuels. Le long-termisme, encore peu présent en Europe mais très en vogue dans la Silicon Valley, propose une approche revisitée par un certain techno-utopisme selon lequel le bien des générations futures (pas nos arrière petits enfants mais plutôt ceux qui naîtront dans quelques milliers d’années) doit conditionner notre action d’humains d’aujourd’hui. Si l’espèce humaine est menacée, les long-termistes proposent d’orienter les investissements d’aujourd’hui pour influencer le futur, celui du très très long terme. Il s’agit d’améliorer la vie dans le futur mais aussi de prolonger le potentiel de l’humanité.
Cette approche fait débat et suscite des controverses. Après tout, se préoccuper du futur n’est pas une attitude nouvelle. Mais ce qui l’est en revanche c’est peut-être l’approche qui s’est développée sur fond de transhumanisme, de colonisation spatiale et d’une certaine radicalité. Le philosophe William MacAskill est au coeur de ce mouvement de pensée qu’il a théorisé dans un livre « What we owe the future ». Alors, de quoi parle-t-on ? Le long-termisme, bonnes questions ou lubie de la Silicon Valley ? La controverse est difficile à résumer en quelques lignes mais en voici une première approche.
L’humanité et son histoire
William MacAskill brosse un paysage : nous sommes à l’aube de l’histoire de l’humanité. 100 millards d’humains environ sont nés depuis l’apparition de l’humanité. 10 % des humains qui ont vécu sur terre sont vivants. Si la durée de vie de l’humanité équivaut au temps d’un mammifère moyen (1 million d’années) et si on ramène l’existence d’un humain à l’échelle générale de l’espèce, on a en fait vécu… les six premiers mois d’une vie. On est donc au tout début de l’histoire humaine, on a peut-être encore 1 million d’années devant nous (ou beaucoup de moins en cas d’accident ou de grosses bêtises). La majorité des humains restent à venir et tout ce qu’on fait aujourd’hui aura des conséquences sur un nombre incalculable de générations à venir. D’où l’idée d’agir aujourd’hui le plus intelligemment possible.
Des exemples d’approche long-termiste
La technologie
La technologie est une extension de l’humain, que ce soit avec la hache de Ragnar Lothbrok (le viking de la série éponyme) la chariote de Jacouille la fripouille ou le Boeing contemporain. Mais aujourd’hui le numérique introduit une rupture, l’extension de l’humain n’est plus seulement physique mais mentale. On change de monde : du physique au cérébral. Et dans le même temps la technologie numérique s’est rapprochée de nos corps : les écrans viennent vers nos yeux avec des tailles de plus en plus adaptées : grands écrans pour les TV, ordinateurs, tablettes, smartphones… sans compter les perspectives des casques VR (ceux qui donnent envie de vomir son quatre heures) et demain les lentilles de contact et pourquoi pas la connexion directe au nerf optique. Il faut donc intégrer dès aujourd’hui ce type d’approche technologique. Traduction simple : on peut interdire les écrans aux enfants ou… leur apprendre à intégrer cette dimension qui les accompagnera toute leur vie.
Le climat
Le meilleur exemple est celui de la question climatique puisqu’il illustre parfaitement l’essor de la philosophie long-termiste. On se situe aujourd’hui sur un point de rupture planétaire puisque le vivant est menacé. Les long-termistes utilisent souvent l’allégorie du verre soufflé : si on attend trop, le verre se refroidit, se rigidifie et on ne peut plus agir. Pour le climat, c’est la même chose. La question climatique est la meilleure justification du long-termisme.
Les long-termistes cherchent à faire le bien de manière rationnelle sur tous les sujets. Il faut donc mesurer la valeur d’un acte d’aujourd’hui à son résultat à très long terme.
Des logiques… parfois contradictoires
Si l’on suit le raisonnement long-termiste la décroissance, prônée par certains, peut être considéré en fait comme du …. court terme. Alors que la croissance est vue comme une approche de long terme parce qu’elle peut permettre de dégager des moyens pour trouver des solutions d’avenir. De ce point de vue, la croissance est en fait vertueuse alors que la décroissance est un objectif de sauvegarde de la planète ici et maintenant, sans réflexion de long terme
S’agissant des famines, certains long-termistes poussent le raisonnement à son paroxysme en affirmant qu’il vaut mieux faire fortune et distribuer de l’argent pour investir utilement dans ce domaine que de travailler dans une ONG qui pose en fait des pansements humanitaires.
De ce point de vue, tous les moyens sont bons si le résultat à très long terme est bénéfique. On se situe dans la philosophie utilitariste et la Silicon Valley adore ça. Les grands noms (équivalent de grandes fortunes) s’appuient sur cette approche (fondations, conquête de l’espace…). Ils sont à la fois entrepreneurs, milliardaires philanthropes et philosophes. Ce n’est pas un phénomène marginal et cela a des conséquences sur la culture de l’action privée ou publique.
Altruisme efficace
Dans l’approche long-termiste l’altruisme efficace est le concept selon lequel il faut évaluer nos actions d’aujourd’hui à l’aune de leur impact positif pour le très long terme. Il faut donc prioriser les actions efficaces. C’est ce qui conduit les milliardaires de la Silicon Valley à donner plus d’argent aux associations qu’ils jugent efficaces.
Le principe de l’efficacité est le suivant : la majorité de l’humanité vivra dans le futur et ce qui compte c’est la conséquence de nos décisions dans cette vie lointaine. Exemple : les écologistes disent « il faut sauver la planète Terre plutôt que coloniser Mars ». Les long-termistes rétorquent : « au contraire, il faut aller sur Mars pour préparer la vie des milliards d’humains à venir, c’est en fait une priorité ». Il faut aider ceux qui concourent aux objectifs efficaces pour les humains qui vivront dans quelques milliers d’années.
Le concept d’altruisme efficace a cependant été un peu secoué ces derniers temps avec les ennuis judiciaires de Sam Bankman-Fried, le patron de la plateforme de cryptomonnaies, FTX. Ce bon vieux Sam était adepte de l’altruisme efficace en donnant des millions de dollars aux associations qu’il jugeait les plus efficaces. Il était aussi adepte de l’escroquerie… plus ou moins efficace.
Questions de fous ou de fond ? Lubie de la Silicon Valley ?
Le transhumanisme est aussi une conséquence de cette approche philosophique. Il faut adapter le corps pour qu’il vive un jour en dehors de la Terre. C’est tout l’enjeu pour l’avenir de l’utilisation du carbone à travers les fameuse puces issues du diamant qui démoderait demain le silicium. what we owe the future.
Ce qui compte c’est la maitrise de l’information et la coopération des cerveaux. On est dans la vision de science-fiction : des intelligences connectées ensemble et un corps humain qui ne sert finalement plus à grand chose. Si on y ajoute le développement des IA on pourrait éliminer les distances, le temps, la mort… On n’est pas loin des nouveaux prophètes et d’une nouvelle religion sous perfusion technologique. Mais dans ce monde, qu’est-ce que le vivant ? Et le vivant est-il… toujours vivant dans un monde transhumaniste ? Qu’est-ce que la spiritualité ? Que devient le hasard ?
Ces questions peuvent paraître folles mais il vaut mieux les traiter que les mettre sous le boisseau au nom de principes moraux du moment. Ce n’est pas un hasard si cette théorie du très long terme émerge dans un monde où le court-termisme est dominant. Il faut débattre de tout cela et ne pas se réfugier derrière des approches qui vieilliront au même rythme que la technologie progressera. Si on s’y attelle, on aura au contraire une intelligence de compréhension des vrais enjeux de l’avenir. Cela permettra aussi d’évacuer les scories. Le long-termisme plait aux milliardaires de la Silicon Valley parce qu’il correspond bien à leurs intérêts économiques du moment. Elon Musk est un bon exemple. Pourquoi un libertarien serait-il altruiste, même efficace :-). Peut-être un peu parce que la conquête spatiale, l’industrie du robot correspondent à ses activités. Mais peut-être pas que…
Epilogue
Le sujet est passionnant et on peut aller bien au-delà de ce modeste résumé. Le long-termisme, bonnes questions ou lubie de la Silicon Valley ? Il y a des choses à lire et à écouter pour commencer à aborder la question. L’article de Pablo Maillé dans la revue Uzbek et Rica et le podcast Trendspotting de Michel Levy Provençal sont particulièrement utiles. Les publications (peu traduites) de William MacAskill, Toby Ord, Nick Bostrom sont aussi une source. Et puis on peut faire un exercice de dissertation : Si le futur est un objet prioritaire, peut-il inspirer des raisonnements du type « la fin justifie les moyens ». A vos crayons ou vos tablettes, vous avez cinq heures avant le ramassage des copies 🙂